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Crédit photo JRBrousse
Il y a longtemps déjà, au temps où les inspecteurs pouvaient
ne pas être des pilotes sans cap, des contrôleurs sans moyens, des
propagandistes des politiques ministérielles sans
liberté, et où ils n’étaient pas oppressés par les
circulaires dégringolant en cascade du haut de la pyramide, j’avais dit
un jour aux enseignants que, lors d’une inspection, je
compterai le nombre de sourires et de rires.
Un bâton pour un sourire d’élève, une croix pour un sourire de
l’enseignant, un rond vide pour un rire d’élève, un rond plein pour un
rire de l’enseignant, un carré pour un rire collectif… Durant
une heure ou deux… pour voir.
Le total des signes étant appelé à faire l’objet d’une réflexion.
Evidemment, pour faire plus sérieux, il aurait été nécessaire de
repérer les moments et les raisons des rires et des sourires, ce qui
aurait permis de distinguer les rires et sourires provoqués
par des complicités et taquineries entre voisins espiègles, de ceux
provoqués par la situation d’apprentissage elle-même. Mais le seul total
brut était déjà un indicateur formidable du climat de
classe et du bonheur d’être à l’école, pour l’enseignant et pour les
élèves.
Cette pratique professionnelle originale avait beaucoup fait rire, mais elle avait aussi fait réfléchir. Elle avait même conduit à une réflexion sur l’acte d’inspection, les
enseignants considérant qu’il est impossible de rire et de faire rire durant une inspection[i]
alors que l’angoisse est telle, avec l’infantilisation historique
persistante des exécutants, que, coincés par les exigences réelles
et les attentes supposées de l’inspecteur, il était plus fréquent de
pleurer que de rire.
Ce souvenir authentique a surgi de ma mémoire alors que je
regardais, mardi sur la 5, les visages des élèves dans le film « une
école qui s’essouffle », bien fait,
exposant les réalités sans jugement de valeur et sans manipulation,
donnant à comparer avec les visages des enfants dans une école
finlandaise.
Depuis quelques années, à l’évidence, l’école en France est celle de
l’angoisse, de la compétition, de la course contre le temps, de la
déshumanisation à tous les niveaux. Tous ces visages
tendus, inquiets, perdus, mais aussi et heureusement, tous ces
visages qui disaient : « cause toujours », « j’comprends rien »,
« j’m’en fous », et ces regards,
déjà vus sur les photos sublimes de Doisneau, qui cherchaient dans
le ciel de la classe les mouches qui n’ont même plus le droit de voler
durant des évaluations.
Chronomètre en main, protocole à respecter, fiches sur fiches,
consignes, rappels à l’ordre, exercices, contrôles…Explications
magistrales…
L’enseignant ne regarde plus les élèves[ii],
sauf quand ils se révoltent. Tableaux, pourcentages, comparaisons,
feuilles de route, plan de remédiation, heures
supplémentaires pour les élèves en difficulté, re évaluation…
L’inspecteur n’a plus le temps de regarder les élèves. Les emplois du
temps à respecter, les tableaux d’évaluation, la paperasse, les
dossiers, les « prép », les cahiers, le respect des injonctions, les
rappels à l’ordre, les preuves que l’on a appliqué les vieux programmes
de 2008, les traces de l’aide individualisée
obligatoire même dans les classes où l’on n’en a pas besoin, les
comptes rendus, les doubles des enquêtes font que si l’on apportait sa
caisse de documents et ses clés USB à l’inspection, cela ne
changerait pas grand-chose.
Heureusement la résistance active, mais le plus souvent passive, à
cette terrible dérive kafkaïenne, chez les enseignants et chez les
inspecteurs, permet aux uns et aux autres de survivre même si
l’enthousiasme a souvent disparu.
Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que toute
l’intelligentsia de l’éducation, même parfois dans le monde syndical,
semble gagnée par la maladie. On parle des moyens, des postes,
des dispositifs, des vœux réitérés, mais on évite de parler des
programmes et de la pédagogie, des solutions pour ré-humaniser l’école,
de l’urgence de soulager, d’alléger, de remettre en
perspective, de faire confiance, d’écouter.
A force de théoriser en oubliant les acteurs, les élèves et les
enseignants, en négligeant les réalités, en croyant le discours convenu
des hiérarchies qui ne peuvent pas dire autre
chose[iii] que « tout va bien M. le
sinistre, le système s’améliore ! », on s’expose fortement à une
réaction naturelle : « Bon, ok, laissez
moi rire ! »
Et si un nouveau grand projet éducatif leur permettait de prendre le
temps de rire, non pas pour se moquer des théoriciens, mais pour
exprimer le bonheur d’apprendre vraiment, pas seulement de
recevoir des savoirs prédigérés et aseptisés, et celui d’enseigner
ou de permettre d’apprendre dans la joie ?
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord !
[i] Ce qui pose en soi un problème
considérable sur les rapports inspecteur/inspecté de tout temps, mais
qui se sont considérablement dégradés depuis 2005/2007.
[ii] C’est un vieux problème. C’est en
fait le problème de la place de l’élève. Un autre souvenir a surgi en
regardant l’émission, malheureusement complétée par un
faux débat avec un tenant du retour à l’école de la 3ème
République, celui de cet enfant installé un matin à la première table,
avec ses gants de ski neufs, superbes, qu’il n’avait
pas enlevés. Des gants absolument incongrus par rapport à ses
autres vêtements et qu’il fixait des yeux. A la récréation,
l’enseignant, consciencieux, excellent, polarisé sur sa
« prép » et sur l’horloge, ne les avait pas encore vus. Un mot
(gentil) aurait pourtant suffi….
[iii] Je suis frappé de la faible prise
de conscience, voire souvent du refus de reconnaître les réalités, de
la part de l’encadrement, de la souffrance des
enseignants depuis ces dernières années. Et quand on l’admet,
c’est toujours sur le territoire ou l’établissement voisin, pas sur le
sien.
Sandrine L.
http://amourdenfantsetief.blogspot.fr
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